Ou comment la crédibilité peut devenir une arme rhétorique.
Nous l’avons tous entendu :
« Dans quelques années, l’intelligence artificielle sera plus intelligente que la somme de tous les cerveaux humains. »
Cette déclaration audacieuse, récemment formulée par l’ancien PDG de Google, Eric Schmidt, a immédiatement fait sonner une alarme dans mon esprit.
Pas parce que je crains la technologie.
Mais parce qu’elle m’a semblé logiquement absurde.
Plutôt que de la rejeter d’un haussement d’épaules, j’ai pris le temps d’analyser pourquoi.
Le résultat a confirmé mon intuition — et révélé quelque chose de plus profond : un usage croissant de la crédibilité comme outil de manipulation dans le débat public.
Une réalité mathématique simple
Partons d’un principe de base : si nous prenons le QI comme métrique (imparfaite, mais la seule mesure standardisée de l’intelligence dont nous disposons), alors :
- Un échantillon aléatoire d’un million de personnes présentera une distribution de QI centrée autour de 100, avec 96 % des individus dans un intervalle de deux écarts types.
- Un deuxième échantillon d’un million de personnes affichera la même distribution.
- Combiner les deux groupes n’augmente pas l’intelligence moyenne. La courbe reste identique.
Même si nous ajoutons un groupe de personnes très éduquées à une population avec un QI moyen plus faible, la distribution globale s’équilibre. L’intelligence, dans ce sens statistique, ne s’additionne pas simplement en regroupant des cerveaux.
Donc, affirmer que l’IA sera un jour « plus intelligente que tous les cerveaux humains réunis » n’a aucun sens logique — si nous prenons cette phrase au pied de la lettre.
Mais là est l’astuce : ce n’est pas littéral
Eric Schmidt n’est pas un influenceur en quête de clics sur YouTube.
C’est un ancien dirigeant de l’une des entreprises technologiques les plus puissantes au monde. Ses mots ont du poids.
C’est précisément pourquoi une déclaration aussi vague et non nuancée est si problématique.
Car ce n’est pas une contribution à la compréhension.
C’est un exercice de pouvoir rhétorique — une façon de façonner l’imaginaire, pas d’informer.
« C’est juste une métaphore ! » Ah oui ?
Certains rétorqueront : « Il parlait de manière métaphorique. »
D’accord. Mais lorsque quelqu’un jouissant d’une telle crédibilité s’exprime, il a la responsabilité de choisir ses mots avec précision.
S’il voulait dire : « L’IA surpassera les humains dans des tâches spécifiques comme le traitement de données, la mémoire ou la vitesse de calcul », alors qu’il le dise clairement.
Mais qu’il n’utilise pas un langage grandiloquent et prophétique qui brouille le sens et contourne l’esprit critique.
Car lorsque les métaphores se font passer pour des vérités, elles deviennent des outils de manipulation.
Ou des moyens de générer des angoisses.
Un autre exemple : « La chance n’existe pas »
Nous avons aussi entendu cela :
« La chance n’existe pas. »
Généralement, c’est une phrase motivante — une façon de dire : « Ne comptez pas sur la chance, travaillez pour vos objectifs. »
Mais encore une fois, ce n’est pas ce que la phrase signifie.
En réalité, elle nie une réalité pour justifier une idéologie de développement personnel. Ce n’est pas un outil de réflexion — c’est un piège linguistique.
Si vous voulez promouvoir l’effort personnel, dites-le. Mais ne détournez pas le langage pour nier la complexité.
L’enjeu : notre capacité à penser
Je ne suis pas contre l’IA. Ni même contre la spéculation.
Mais je m’oppose aux raccourcis intellectuels qui contournent la rigueur de la pensée et véhiculent des idéologies à travers des déclarations grandiloquentes.
Le vrai problème n’est pas de savoir si l’IA deviendra toute-puissante.
C’est la façon dont nous choisissons d’en parler — et si nous laissons des figures d’autorité imposer les termes du débat avec des proclamations vagues et chargées d’émotion.
L’intelligence, ce n’est pas croire que l’IA nous surpassera.
L’intelligence, c’est demander ce que cela signifie — et refuser de se soumettre à ceux qui ne prennent pas la peine de le définir.
Si un jour nous devons cohabiter avec une nouvelle espèce intelligente, ne vaudrait-il pas nous y préparer scrupuleusement, au lieu d’utiliser des slogans raccrocheurs ?
Et toi, cher lecteur, vas-tu écouter le chant des sirènes, ou choisis-tu de continuer à penser ?
